L’époque
Les Arts incohérents sont les enfants naturels de la fin du XIXème
siècle, époque insolente et inventive, riche en découvertes
scientifiques et en innovations sociales. Cette période marque aussi
un tournant dans le domaine de l’art. Les Salons de l’art officiel
se voient remis en cause jusque dans les colonnes des journaux par le trait
railleur des illustrateurs stigmatisant un monde en voie de disparition.
L’idée
C’est dans cette atmosphère mouvante qu’un certain
Jules
Lévy - ex membre du club littéraire des Hydropathes - décide
d’organiser « une exposition de dessins exécutés par
des gens qui ne savent pas dessiner ». Une kermesse de charité
en faveur des sinistrés d’une explosion de gaz lui donnera la première
occasion de présenter les œuvres collectées.
Le 13 juillet 1882 aux Champs Elysées, la baraque des « arts incohérents
» accueille de nombreux curieux. A la faveur d’une panne d’électricité,
ceux-ci découvrent, à la lueur des bougies prêtées
à l’entrée de l’exposition, un bric à brac
d’œuvres frondeuses, utilisant tous les matériaux et toutes
les inspirations dans le but ultime de faire rire.
Le 2 octobre 1882, Jules Lévy décide de réitérer l’expérience, chez lui. Simple prétexte pour réunir ses amis le temps d’une soirée insolite. Dans son minuscule appartement s’exposent à touche-touche les vers rédigés par les peintres et les peintures réalisées par les écrivains. « Mort aux poncifs, à nous les jeunes ! » clame le numéro du Chat Noir du jour faisant office de catalogue. 2000 personnes envahissent l’exposition d’un soir. Succès inattendu, couverture des journaux. Les Arts Incohérents s’installent dans le paysage culturel parisien.
Les beaux débuts
En
octobre 1883 les parisiens découvrent la première exposition
officielle des Arts incohérents dans un local de la Galerie Vivienne.
Le but est charitable comme pour toutes les expositions incohérentes
qui suivront. Un règlement en 13 points annonce que « Toutes les
œuvres sont admises, les œuvres sérieuses et obscènes
exceptées ». L’exposition se dote d’un vrai catalogue
(mais avec des notices d’artistes farfelues), d’affiches et de cartons
d’invitation sur lesquels Luigi Loir érige la cocotte en papier
en Arc
de triomphe de l’avenir et Lévy d’Orville renverse un
encrier sur un traité d’esthétique. Le ton est donné.
Les parodies abondent, les jeux de mots picturaux également. Le sourire
est au rendez-vous, la foule aussi. Plus de 20 000 visiteurs feront le déplacement
en un mois.
Un an plus tard les incohérents reviennent hanter la Galerie Vivienne de leurs incartades insolentes. A cette occasion Hope conçoit le blason de l’incohérence « en chef de tuyaux de poyle de sable sans nombre, sur champ d’argent », sur lequel une statue antique s’apprête à sculpter au burin un académicien qui n’en mène pas large. Un catalogue luxueux accompagne l’exposition avec des reproductions gravées des œuvres les plus marquantes. Sur sa couverture, une danseuse en robe légère brandit un balai et fait fuir les oiseaux noirs de la morosité. Les journalistes accompagnent l’événement avec enthousiasme. Les artistes jouent de plus en plus la carte du calembour pictural qui tend à instituer un genre « incohérent ».
En 1886 c’est à l‘Eden Théâtre que les incohérents dévoilent leur nouvelle exposition. L’affiche de Jules Chéret fait figurer Lévy en train de traverser la lune tel un cerceau de papier. A l’entrée les commandements de l’incohérence sont encadrés en bonne place : « Un seul but te proposera, rire et t’égayer franchement ». La salle est aussi pleine de visiteurs que d’œuvres en haut, bas ou moyen relief. Tout est consigné dans le catalogue où les notices sont agrémentées des portraits « frappants » des exposants et de notices loufoques.
Les bals
L’incohérence est trop vivante pour se contenter de rester accrocher
aux cimaises des galeries. Forts de leurs succès, les incohérents
organisent à partir de 1885 des bals qui font courir le Tout Paris à
la mi-carême. On en trouve régulièrement trace dans la littérature
de l’époque : depuis la rencontre d’une pirogue congolaise
et d’un templier fin de siècle dans Un
drame bien parisien d’Alphonse Allais en passant par le Swann d’Un
amour de Swann de Proust tremblant à l’idée qu’Odette
ne se rende au Bal des Incohérents en compagnie d’un concurrent
...
Le premier
bal a lieu le 11 mars 1885 et donne le ton de tous ceux qui suivront. Les
murs étaient décorés de panneaux proclamant sentencieusement
« La mélancolie n’entre pas ici », ou encore «
Prière de ne pas cracher au plafond ». Le bal se terminait par
la proclamation de l’ordre des Incohérents : une rosette de toutes
les couleurs ne devant jamais être portée, attribuées à
tous les invités. Les costumes
étaient si l’on en croit les descriptions et les gravures de l’époque
extravagants : des hommes artichauts, un académicien à tête
de dindon, un missionnaire mangé par les sauvages bardé de lard
et de cresson avec une broche en travers du corps, une colonne Morris, etc.
En 1886 Lévy lui-même accueillait les invités en gendarme
chinois, et un orchestre accompagnait les réjouissances. Nombre de
refrains populaires et de nouvelles danses furent d’ailleurs créés
lors des bals incohérents. Le souper cette année là eut
lieu par terre sur le gazon que chacun avait été prié d’amener
avec lui.
La fin des réjouissances
Dès 1886 Jules Lévy commence à être la cible des
critiques. On lui reproche d’utiliser les Arts incohérents pour
servir ses propres intérêts. Il a en effet ouvert en 1886 une maison
d’édition et édite ses amis Goudeau, Leroy, Monselet, etc.
illustrés par des artistes non moins incohérents tels que Boutet,
Somm ou Gray. Il perd peu à peu le soutien du Courrier Français
qui s’était autoproclamé « organe officiel et officieux
des incohérents » en 1884.
Parallèlement, certains cherchent à tirer profit de la mode incohérente en ouvrant des cafés incohérents ou en créant des Revues incohérentes dans l’exploitation desquels les protagonistes d’origine n’ont rien à voir.
En 1887 Jules Lévy annonce donc la fin de l’Incohérence pour le 16 avril. Une soirée costumée est organisée pour l’occasion aux Folies Bergères avec cortège funèbre.
Pourtant, l’Incohérence renaît de ses cendres
le 27 mars 1889 lors d’un nouveau bal organisé à l’Eden
Théâtre. Par cet événement Lévy voulait rappeler
au bon souvenir des arts incohérents et annoncer le retour de ses expositions.
Mais au printemps 1889 l’exposition
qu’il organise, alors que l’Exposition universelle bat son plein
à Paris, est un demi fiasco. La presse ne couvre presque plus l’événement,
même le Courrier français reste muet. Les Arts incohérents
n’ont plus l’intérêt de la nouveauté. Jules
Lévy, obstiné, crée une revue aux Folies Bergères
en janvier
1891. Mal organisé, peu répété, le spectacle
est jugé trop long et le bal trop court.
Dernier soubresaut de l’incohérence, son exposition de 1893 installée dans les locaux tout neufs de l’Olympia passa quasiment inaperçue. « Tout cela est vieillot, passé de mode. L’incohérence a rejoint la décadence, la déliquescence et autres blagues avec ou sans anses dans le sac des vieilles chiffes démodées » écrivait Jules Blois dans le Courrier français. Malgré cela Lévy tirera encore sur la ficelle incohérente jusqu’en 1896 mais dans une terrible indifférence de la presse.
Mais qu’est-ce que c’est ?
L’art incohérent, direz-vous, à part des pochades de rigolos,
qu’est-ce donc ? Est-ce que ça existe seulement, et qu’est-ce
qu’il en reste ?